Voici un texte sur le thème du concours de nouvelles organisé à l'occasion des Quais du Polar 2014 (la 10ème édition de ce festival se déroule en ce moment à Lyon, du 4 au 6 avril). En résumé, les contraintes étaient de ne pas dépasser 6000 signes et
d'insérer les 10 mots suivants : "avril", "morts", "traces", "love",
"zulu", "Anaisthêsia", "saturne", "mur", "dernier" et "quais".
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Obsession
Le 1er
avril 1956, ma mère fut prise
de contractions si violentes et douloureuses qu'elle appela en fin de
matinée la sage-femme du bourg en la suppliant de venir au plus
vite.
La brave dame en question se mit en
route après s'être habillée chaudement. Le printemps avait fait
une seule et timide apparition au cours de la dernière quinzaine.
Plus toute jeune, l'accoucheuse préférait faire attention car il
lui faudrait traverser tout le village jusqu'au port et donc
emprunter de nombreuses ruelles étroites fort généreuses en
courants d'air. Elle ferma le portail de son jardinet et décida de
passer par la grand place. Son pas était alerte mais elle ne put
s'empêcher de ralentir en longeant le monument aux morts... Toutes
les souffrances qui avaient résulté de la dernière guerre
n'étaient pas encore oubliées. Partout on trouvait les traces des
disparus, dans chaque famille on éprouvait encore des manques et on
en supportait les douleurs. Anaïs soupira, pensa à ce qu'elle
devait accomplir et poursuivit sa route. Elle se serait bien arrêtée
pour détailler l'affiche accrochée à l'entrée du cinéma car
c'était son loisir préféré de se fondre dans la salle obscure
pour oublier sa solitude et sa fréquente tristesse. Pour samedi ce
serait un film américain dont le titre contenait le mot "love",
le seul terme qu'elle comprenne, les autres la laissant perplexe...
Devant le Balto, quelques pêcheurs
regardaient le ciel, échangeaient leurs sentiments météorologiques
et faisaient leurs pronostics pour les sorties en mer du lendemain.
Anaïs reconnut ce drôle de type embauché récemment sur les docks
et que les autres appelaient Zulu parce qu'il n'arrêtait pas de leur
vanter l'Afrique, ses paysages et ses femmes...
– Salut l'Anaïs, lui dit un des
marins en rabattant vers l'arrière la capuche de son ciré...
Y'aurait-y pas un marmot en route ?
Anaïs lui répondit d'un signe
de tête. Anaïs ne parlait pas, pas souvent, c'était une taiseuse
comme on dit. Elle exprimait rarement ses opinions, ses sentiments,
ses sensations. Son mari qui avait fait des études au chef-lieu,
étudié le latin et le grec, lui susurrait parfois dans l'intimité
un petit nom qui lui semblait doux et délicat et qu'elle aimait se
rappeler : Anaisthêsia...
Presque arrivée à destination,
elle croisa encore cette vieille sorcière comme il y en avait alors
dans toutes les bourgades de nos régions. Les enfants la
surnommaient Dame Saturne car en lieu et place de baguette magique
elle brandissait une sorte d'anneau de ferraille qu'elle se plaçait
au-dessus de la tête pour communiquer avec l'au-delà...
Mon père guettait l'arrivée d'Anaïs
et, dès qu'il l'aperçut, descendit l'accueillir au pied des marches
du perron. Il la conduisit dans la chambre où ma mère se confondait
en plaintes et longs gémissements. De temps en temps son regard se
reposait sur les photos de famille exposées sur le mur en face
d'elle et elle s'imaginait que tous ces regards l'encourageaient dans
sa tâche.
Anaïs mit tout le monde dehors, mon
père et mes six frères. Le travail fut vite fait et je me
précipitai bientôt au monde en transitant par les bras accueillants
d'Anaïs. Moi le petit dernier de la lignée des Floch locaux me mit
à hurler à pleins poumons et tous les gens qui avaient à faire sur
les quais à cette heure furent avertis de ma naissance.
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N'hésitez pas, chers lecteurs, à vous
procurer la suite de cet excellent ouvrage qui reçut, le 1er avril
2013, au "festival du polar-réalité", le prix de la
meilleure autobiographie de serial killer. Dans son ouvrage "Tueur
de dames", Benjamin Floch explique l'obsession qui l'a conduit
à des actes qu'il ne regrette d'ailleurs pas tant que cela : il
s'agissait pour lui de retrouver dans les femmes de sa vie les deux
créatures qui le mirent au monde, sa mère et Anaïs. Aucune ne put
les égaler, toutes lui furent si insupportables qu'il haït chacune
jusqu'au crime. Un récit haletant, une écriture assassine. Sans
blague, vous ne vous en remettrez pas !