Je voulais écrire un texte pour le thème 34 de la nouvelle mognoterie, autour du mot escale. Hélas mon histoire m'a emportée et je me suis aperçue très tardivement, quand tout était bouclé, que je n'avais pas vraiment respecté la contrainte. Impossible de publier La lettre d'Yvon sur le site de l'atelier, elle se contentera donc de mon p'tit mot !
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La lettre d'Yvon
La lettre était bien
partie de province et parvenue à Paris... Cependant la missive,
après une escale imprévue et prolongée dans les combles d'un
pavillon de banlieue – la pause fut-elle orchestrée par le
« flûtiste invisible » ? –, vient seulement de parvenir
à sa destinataire, il y a quelques jours, quarante ans après avoir
été postée...
Mme Sonia Pyarkoff est la
fille d'un ancien facteur parisien. En vidant le grenier de la maison
familiale du Val de Marne, à la suite du décès de son père en
janvier 2014, elle retrouve une liasse de courriers coincée sous un
cartonnage de renfort encollé par le temps, tout au fond d'une
vieille besace. Le préposé travaillait dans les années 1970 pour
les bureaux de la rue de Sèvres et participa activement à cette
grande grève des postiers qui paralysa les distributions dans la
capitale à l'automne 1974 ; lors de cette période troublée, les
écrits en souffrance furent accumulés en divers endroits,
compressés dans les sacoches, en attendant l'issue du conflit.
Certains facteurs grévistes entreposèrent même chez eux de
nombreuses correspondances, le temps que le conflit soit réglé. A
la reprise du travail ils avaient dû faire face à l'abondance et,
submergés, sûrement omis de vérifier recoins et doublures !
Au printemps 2014, après
sa découverte, Mme Pyarkoff essaie de retrouver chaque destinataire
de la dizaine de lettres oubliées, sans grand succès sauf pour
l'une d'elles. L'expéditeur n'y est pas mentionné mais l'enveloppe
porte le cachet de l'agence de Cancale (35), la date du 14 octobre
1974, et l'adresse de Mlle Marie-France Le Garrec, 18 rue du
Cherche-Midi, 75006 Paris. Sonia se rend sur place. Il s'avère que
la concierge portugaise de l'immeuble, Gloria Delacruz, a repris la
loge tenue par ses parents pendant toute la seconde moitié du siècle
dernier ; elle se rappelle très bien de Mlle Le Garrec. Cette jeune
institutrice avait son âge, une vingtaine d'années ; elle occupait
alors une chambre du dernier étage et l'avait souvent aidée, ainsi
que sa famille, à remplir des papiers administratifs compliqués.
Puis Marie-France avait déménagé dans les Hauts-de-Seine. On
l'avait revue quelquefois dans le quartier où elle avait gardé des
relations ; elle ne manquait jamais de venir saluer Gloria. Ensuite
elle s'était mise en ménage et était partie s'installer à
Marseille avec conjoint et enfants, sans plus donner de nouvelles...
Mme Pyarkoff explore alors sur internet l'annuaire de la cité
phocéenne, sans grand espoir. Tant d'années se sont écoulées, la
demoiselle a pu se marier officiellement, changer de nom, s'expatrier
même... La chance lui sourit ! Les coordonnées de Marie-France
s'affichent sur l'écran. Sonia la contacte, explique sa démarche et
propose une rencontre au prochain déplacement de l'une ou de
l'autre... C'est ainsi que rendez-vous est pris début août, il y a
donc à peine un mois, au domicile de Mlle Le Garrec qui invite Sonia
à déjeuner dans son grand appartement situé sur la Canebière...
Quand Sonia tend
l'enveloppe à Marie-France, celle-ci lui confie avoir passé son
adolescence et fait ses études en Bretagne. « A la rentrée
1974, j'ai accepté un remplacement à Paris, c'était une décision
volontaire de m'éloigner, pour des raisons... très personnelles. »
L'ancienne maîtresse d'école tourne d'abord longuement le courrier
entre ses mains, semblant contenir sa hâte ; elle frôle de ses
doigts l'adresse manuscrite, chuchote quelque chose d'inaudible.
Sonia remarque comme son hôtesse est pâle. Elle paraît hésiter à
décacheter la lettre, se mordille la lèvre inférieure, se décide
enfin, sort et déplie une feuille unique qu'elle parcourt en
silence...
Enfin elle la repose sur ses genoux, laisse échapper un
profond soupir, réfléchit encore quelques instants puis se met à
parler, doucement. Sa voix tremble un peu : « Merci Sonia,
merci beaucoup ! C'est très... bizarre, très... émouvant ! Si
j'avais reçu ces mots, à l'époque, ma vie aurait sans doute pris
un autre chemin. Tout aurait été... différent. Comment dire ? Je
suis partie de Port-Mer, près de Cancale, à la fin du mois d'août
1974. Voyez-vous, j'avais un amoureux là-bas, depuis plusieurs
années, mais je ne savais pas trop ce que je voulais, j'étais
jeune, compliquée. La dernière fois qu'on s'est vus il m'a dit que
c'était fini entre nous, qu'il avait rencontré une fille plus
simple. Alors je suis venue à Paris, je me suis installée, je
retournais parfois voir mes parents sur la côte bretonne, de temps
en temps, bonjour bonsoir c'est tout. Donc voilà, cette lettre est
de mon ami, je vous en prie, lisez, vous comprendrez... Je
l'appellerai bientôt, quand j'aurai le courage, je sais qu'il vit
toujours en Bretagne, pour l'avoir suivi de loin en loin... Si
seulement... Enfin, les choses devaient sans doute se passer ainsi ;
qu'est-ce qu'on y peut, au destin ? »
Port-Mer le 12 octobre
1974
Marie, j'ai eu ton
adresse par ta maman que je croise quelquefois au marché. J'espère
que tu vas bien. Moi je voudrais te dire que je regrette de t'avoir
blessée lors de notre dernière conversation, avant que tu t'en
ailles. J'ai beaucoup réfléchi. C'est toi que j'aime Marie. Je sais
que tu passes parfois le week-end, si tu veux bien retrouvons-nous
samedi prochain, le 19, à 18h au bar de l'Escale ? A bientôt,
n'est-ce pas ? Tu me pardonnes ?
Yvon